La première fois que j’ai vu une sanza, elle était tout simplement posée chez nous, sur un meuble du salon-salle à manger familial – un espace qui se transformait aussi, quotidiennement, en studio d’enregistrement pour notre père –. L’objet tenait d’ailleurs plus de la boîte que de l’instrument, un instrument mystérieux, et qui était arrivé chez nous comme arrivaient pas mal de choses, un peu par miracle. Nous savions que notre père avait le goût de collectionner tout ce qui pouvait produire du son. J’ignore d’où il avait rapporté cette sanza. C’était un modèle un peu brut, clairement artisanal, avec seulement quelques lames. Je ne pense pas qu’il ait vraiment joué de cette sanza-là. Les sonorités qui en sortaient me semblaient particulièrement bizarres, désaccordées pour mes oreilles de jeune musicien formé à la musique classique occidentale. Car, comme mes frères et sœurs, j’avais appris le piano. J’avais du mal à comprendre comment on pouvait supporter des sonorités pareilles et la vérité, c’est que tout cela, cet intérêt de notre père pour « d’autres sons » ne m’intéressait pas.
J’allais au lycée à l’époque, c’était la toute fin des années 1970, et mes projets ne me tournaient pas du tout vers la musique. J’envisageais de passer mon bac et de devenir cuisinier. Au début des années 1980, la musique a commencé à m’attirer. Je n’étais toujours pas décidé sur ma carrière professionnelle. Je me contentais de faire des études « sérieuses » d’anglais, de fréquenter les boîtes de jazz des Halles, à Paris, où je me lançais parfois à faire des « bœufs ». Puis j’ai créé mon premier groupe avec des musiciens professionnels auxquels j’avais caché mon âge et mon manque d’expérience. La France s’ouvrait tout juste aux « musiques du monde », des musiciens de toutes origines se produisaient à Paris, c’était une super époque. Mon père nous a sollicités, mon frère Toups et moi, pour l’accompagner lors de quelques concerts. Nous avons, en particulier, fait une tournée en Tunisie ensemble, à l’occasion du Festival international de Carthage, en 1983. C’était l’époque où son succès s’étendait dans le monde francophone. Tout le monde attendait d’entendre ses chansons d’humour comme « Agatha » ou « La condition masculine ». Mais dans son coin, il poursuivait ses recherches, il s’intéressait à la musique électronique, à la sanza, aux polyphonies pygmées…
Un jour, il m’a mis une sanza dans les mains, sans en dire plus. Il fallait comprendre le message : « Voyons ce que tu peux faire avec ça ! » Et là, j’ai véritablement découvert quelque chose. En explorant l’instrument, en jouant, j’ai dépassé le côté « imparfait » des sons et me suis mis à trouver le résultat fascinant. Jouer de la sanza, c’est rencontrer un univers qui te transporte de manière très zen et envoûtante. Les sonorités m’évoquent un arc-en-ciel, avec la pluie en même temps que le soleil. Quelque chose de très paisible. C’est vraiment un instrument qui permet de jouer la vie. Entre mon père et moi, la sanza est aussi l’instrument que, parmi tous ceux dont il a joué, nous avons partagé car je suis pianiste, il était guitariste. Et voilà entre nous, avec nous, un instrument éminemment africain, que je partage aussi avec mon frère musicien, Toups. Notre père aimait raconter l’une des légendes de la sanza : l’instrument qui réussit à anéantir l’ennui que ressent… le Créateur lui-même ! L’instrument qui donne la vie au monde, aux êtres et aux choses.
Je n’ai pas participé à l’élaboration des différents disques que mon père a consacrés à la sanza. Il faisait ça, en quelque sorte dans son laboratoire. Mais aujourd’hui, je ne peux imaginer de donner un concert sans recourir à la sanza. Le piano est toujours présent, pour que les gens ne perdent pas l’équilibre et ne se demandent pas quel est ce truc bizarre qui leur passe dans les oreilles ! Mais le côté dérangé et dérangeant de la sanza me paraît intéressant. Et il se produit toujours quelque chose, entre le public et la sanza : en réalité, les gens sont ravis. C’est sans doute le secret de cet instrument, son pouvoir bénéfique et… magique !
Patrick Bebey
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The first time I saw a sansa (a type of African “thumb piano”), it was just sitting there on a piece of furniture in my family’s living room/dining room – a space that our father also transformed into a recording studio every day. It seemed more like a box than a musical instrument: a mysterious instrument, which arrived at our house, like many things, in a somewhat miraculous way. We knew our father loved to collect anything that could produce a sound. I don’t know where he got this sansa. It was rather crude, clearly handmade, with only a few “keys” or “tines”. I don’t think he really played this one. The sounds it produced seemed particularly bizarre; to my young musician’s ears, trained in Western classical music, it sounded out of tune. That’s because, like my brothers and sisters, I had been trained on the piano. I had trouble understanding how anyone could endure these tones and, honestly, our father’s passion for “unusual sounds” did not interest me.
I was in secondary school at the time (the very late 1970s) and was not at all oriented toward musical projects. I planned to graduate, and then become a chef. In the early 1980s, my interest in music picked up. I was still undecided about my career. I was content to pursue my “serious” English studies while hanging out at jazz clubs at les Halles in Paris, where I sometimes joined jam sessions. Next, I put together my first band with professional musicians; I had hidden my age and lack of experience from them. France was just beginning to accept “world music.” Musicians of every nationality were performing in Paris. It was a wonderful period. My father asked my brother Toups and me to accompany him for a few concerts. In particular, we toured Tunisia together at the time of the 1983 Carthage International Festival. Back then, my father was renowned across the French-speaking world. Everyone looked forward to hearing his humorous songs, like “Agatha” and “La condition masculine.” But, behind the scenes, he continued his research concerning electronic music, the sansa, pygmy polyphony, etc.
One day he put a sansa in my hands, without saying a word. He was sending me a message: “Let’s see what you can do with it!” That’s when I really discovered something. Exploring the instrument and playing, I transcended the “imperfect” aspect of its sound and began to discover its fascinating potential. Playing the sansa, you enter a world that enraptures you in a very serene and mesmerizing way. I think its sounds evoke a rainbow, with rain falling while the sun shines. A very peaceful feeling. It allows you to make music that truly sounds like life. The sansa is also the instrument that my father and I shared the most because I am a pianist and he was a guitarist. I also share this eminently African instrument with my musician brother, Toups. Our father loved to tell us one of the legends of the sansa: how it even managed to dispel the boredom felt by… the Creator himself! This instrument gives life to the world, to beings and things.
I did not participate in the production of the various records that my father devoted to the sansa. He did it himself, you might say, in his “laboratory.” Yet today, I cannot imagine playing a concert without using a sansa. The piano remains present so that listeners don’t become disoriented and wonder about the weird sounds invading their ears! However, I find the eccentric and disturbing side of sansa interesting. And the sansa always affects the audience: in reality, it excites them. The secrets of this instrument are surely its beneficial powers and… its magic!
Patrick Bebey
Translation: Jon von Zelowitz