LE MELANGE UNIQUE ET INSOLITE DE LA MUSIQUE TRADITIONNELLE AFRICAINE ET DES MACHINES. Pionnier africain de la musique electronique dans les années 70, Francis Bebey nous propose des chansons généreuses et pleines d’humour avec des synthétiseurs et boites à rythme bricolés. Un dépaysement musical inédit aux relents d’avant garde!
Le musicien camerounais Francis Bebey est un spécimen rare. Il débute sur la scène musicale en composant des pièces africaines pour la guitare classique. Il donne des récitals tout en menant une carrière de journaliste, puis de fonctionnaire international. Le même élan créatif le pousse à écrire également des chansons de variété, dont certaines, qui connaissent un gros succès en Afrique et dans le monde francophone, sont des adaptations chantées de romans qu’il écrit. Mais peu de personnes savent que, dans les années 70, Francis Bebey se lance dans la musique électronique. Les premiers orgues, claviers électroniques et boîtes à rythmes lui donnent la possibilité inédite de devenir le chef d’orchestre exhaustif de ses compositions. Grâce à la technique du re-recording (enregistrement de plusieurs pistes juxtaposées sur la même bande), il ouvre avec délices une nouvelle page de son histoire musicale et produit plusieurs disques (« Savannah Georgia », « New Track », « Haïti ») qui sont autant de raretés par leurs explorations créatives que par leur gravure sur vynil. La période est riche car le champ des possibles est sans limites et les instruments nouveaux et étonnants. Des sons inouïs au sens premier du terme vont alors apparaître sur la planète Bebey…
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Cameroonian musician Francis Bebey is truly one of a kind. He entered the music scene with his African compositions for classical guitar. He gave recitals while pursuing a career in journalism and then as an international civil servant. The same creative impulse also led him to write pop songs, and some of which (based on novels he had written) became big hits in Africa and in the French-speaking world. But few people know that in the ’70s, Francis Bebey delved into electronic music. The first electronic keyboards, organs and drum machines offered him new possibilities of totally controlling his compositions. He embraced the technique of “sound on sound” recording (recording several tracks, sequentially juxtaposed on the same tape). This new stage in his musical career included the production of several records (“Savannah Georgia,” “New Track”, “Haiti”), rarities both for their creative explorations as well as their manifestations on vinyl. This was a particularly rich period for him, as he tested the limitless possibilities of the medium, and made use of surprising and novel instruments. Incredible sounds – in the literal sense of the word – would soon appear on the planet Bebey…
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« J’ai 13 ans. Je suis en classe de 3ème. Les “maths modernes” commencent à me jouer des mauvais tours et je me perds de plus en plus dans les démonstrations, faites en cours, par une prof qui n’a pas une minute pour remarquer mon désarroi. Moi qui adorais, jusque là, les études, je fuis le lycée à toutes jambes à la sortie des classes, pour me retrouver le plus vite possible à l’abri, sous le toit familial.
Un jour, en rentrant du lycée, je découvre un nouvel instrument de musique. Un gros appareil qui nécessite de modifier la disposition des meubles et des objets dans le salon de mes parents. « C’est un orgue électronique » dit mon père en souriant fièrement comme s’il me montrait une nouvelle voiture. Son contentement est perceptible. Il m’invite à appuyer sur les touches et sur les différents boutons. Il y en a toute une palette, de plusieurs couleurs, sur lesquels on appuie, que l’on soulève, tire ou enfonce. La sensation du clavier est étrange sous mes doigts d’apprentie pianiste. Ça glisse, c’est mou et surtout le son est bizarre. Je devrais dire les sons d’ailleurs car il y en a de toutes sortes et j’ai le sentiment de ne les avoir jamais entendus, même si l’instrument indique lutes, strings, violin, cello, drums… Une boîte à rythmes intégrée à l’ensemble invite à improviser sur des rythmes de swing, polka, waltz, classical, rock and roll, ragtime… Je ne sais pas improviser, mais mes frères Patrick et Toups, eux, laissent librement leurs doigts parcourir le clavier. Les notes s’égrènent en une mélodie improvisée qui s’écoule dans les airs et vient s’évaporer comme autant de bulles sur les murs, le tapis, le canapé de notre salon. Les sons semblent élastiques, comme moulés dans ces nouvelles matières de l’époque : nylon, rhovyl, tergal, ces nouveaux textiles que l’on admirait pour leur souplesse et leur adaptabilité…
Notre père sourit : « On va enfin pouvoir s’amuser ici ! » S’amuser – traduire « travailler » – c’est son truc. Mais travail n’est pas même le bon mot. Remplaçons-le par créer, inventer, imaginer, respirer, manger, dormir, s’éveiller avec des notes de musique car tout est composition pour lui et l’univers semble se réduire à cette force de suggestion, ce pouvoir d’évocation, cette émotion permanente qui naît de la musique.
Le lendemain commence une période de très grande créativité. Un album est en train de naître sous mes oreilles attentives. Chaque jour, en rentrant des cours, je m’installe sur le canapé du salon qui est aussi le studio d’enregistrement improvisé – home studio avant la lettre – où, artisanalement, les musiques prennent forme. J’écoute les sons nouveaux qui, la nuit précédente ou le jour même ont été ajoutés au travail en cours. Mon père me raconte : « Ça, Madame Kidi, cet accord qui est comme une toile de fond du morceau, comme une nappe sur une table ou une natte dans la case, c’est le sable. Ce sont les grains de sable qui habillent le Sahel. Ils recouvrent tout, partout et quand le vent se lève, on en a jusque dans les yeux. C’est un désastre pour les gens qui vivent là-bas et qui aimeraient qu’un peu de pluie fasse pousser des plantes et, en même temps, c’est si beau ! »
Ainsi, le désert est aride, mais le lendemain, la pluie est tombée et quelques plantes ont dressé leurs branches fragiles vers le ciel. Le lendemain encore, c’est une caravane de bédouins qui passe. On entend braire un âne. Un âne qui braie à un rythme régulier. Il faut être musicien pour l’inventer.
Je souris fièrement. Si fière d’assister à cet accomplissement dans le désert. L’appartement est devenu un caravansérail où sont garés les instruments les plus improbables. Une cuillère cliquète sur une bouteille de soda vide. Un shekere fait entendre son grattement agaçant. Et même le froissement de quelques feuilles de papier contribue à l’enregistrement. Mais l’essai n’est pas concluant. Les papiers froissés disparaîtront au final. Un album est en train de naître. Il s’intitulera Savannah Georgia.
Chez Francis Bebey, dans les années 1970 à Paris, la musique africaine a de l’avance. Comme un musicien traditionnel qui se serait doté d’instruments électroniques, l’artiste va rechercher non pas la perfection du son, mais la bizarrerie, ”l’impureté”, l’étrangeté qui le rendra attractif, qui permettra de panè mulema , autrement dit suspendre le cœur comme on dit en douala du Cameroun. Une démarche libre et novatrice qui, aujourd’hui, a un parfum d’avant-garde ».
Kidi Bebey