«Qui c’est celui-là?» Beaucoup de Français se sont posés la question au moment où la chanson du même titre commençait à péter le score aux charts de 1975. Quelques autres avaient déjà des éléments de réponse: c’est celui qui chantait ‘Amour amitié’! C’est celui qui chantait ‘La femme du sergent’! C’est celui qui chantait ‘Armand’ au Petit Conservatoire de Mireille! Pour tous ces Français, Vassiliu a toujours été réduit. Ils sont peu nombreux, les vrais fans, à avoir fait le tour et pris la dimension du mec.
Le mot est affreux, mais Vassiliu, c’était un poète. Le mot est pire, c’était un baladin. Il se baladait partout dans le monde et ramenait des mots, des sons, des instruments, des sentiments. Chez lui la rime n’était peut-être pas très riche, l’instrumentation pas trop luxuriante, la production assez arrangeante, le timbre assez peu exigeant, mais vous pouviez être tranquille: la chanson allait être choyée. Quelqu’un d’autre s’en serait occupé, ça aurait été pire. Pour faire du bon Vassiliu, fallait être Vassiliu. Le problème, c’est que tout cela ne fut que succession de malentendus. Car il tentait sans cesse de reconfigurer sa carrière, passant de chansonnier à chanteur pas niais, de chanteur tendre à comique, à poète beatnick, à ethno-artiste, à gérant de salle, à pilier de scène, à pilier de bar.
1961, Pierre Vassiliu, cavalier et photographe de guerre, se lance avec son frère Michel (auteur) dans la chanson. Leur choix: le comique. Jeux de mots, voix rigolote, tsointsoins et flonflons. Ô chance: ça marche. Sur un premier malentendu, on le catalogue provocateur: sa chanson sur les militaires est censurée à la radio, elle ne passe qu’à minuit passé. Il n’en faut pas plus pour faire le buzz. Georges Brassens l’adoube et écrit quelques lignes élogieuses sur son premier 45tours, Vassiliu est lancé. Mais les rimes en “ule” pour faire marrer les beaufs, ça va cinq minutes. L’impertinent se met à poser des chansons douces sur ses singles, comme ‘Le manège désenchanté’ en face B d”Ivanhoé’ en 1965. Il participe aussi à l’aventure franco-brésilienne des Masques, album devenu culte trente ans plus tard. Eddie Barclay l’apostrophe un jour: «Toi, c’est la douceur. Pas la gaudriole. Viens chez moi, tu pourras faire ce que tu veux.»
En quelques semaines c’est réglé, arrivent trois 45 et un premier album chez Barclay: ‘Amour amitié’. Il s’y dévoile sensible et très généreux en histoires sur lui-même. La première personne est à l’honneur sur la majorité du disque. Il met sa vie en scène dans ‘On imagine le soleil’, avec Catherine Philippe-Gérard dans le rôle chanté de son épouse Marie, où il tisse le fil de ses souvenirs de couple, ou dans ‘Une fille et trois garçons’, fantasme sur un ménage à trois hippies dans leur salon.
Marie Vassiliu se souvient: «A cette époque, on a trouvé à Gouverne une vieille ferme pourrie dans laquelle il a fallu faire plein de travaux. Il était plus tranquille pour écrire des choses mieux, des poèmes. Là, il a commencé à faire la fête, beaucoup, et il s’occupait du [café-concert] Bilboquet. Après on a perdu un copain, tué en avion. On a morflé. On est partis à Apt, dans une maison où on a fait une piscine, pleine de gens en permanence, Barclay, Folon, Maria Schneider et sa copine… Boby Lapointe est passé un jour nous saluer, on lui demandait “Comment ça va?”, il répondait “Oh bah moi, j’ai un cancer, je vais mourir.”»
Pierre se lie d’amitié avec un groupe de musiciens (Bloch-Lainé, Engel…) que l’on retrouvera sur les disques à venir. Il développe son goût de la scène en utilisant l’improvisation, et finit par passer de l’autre côté en ouvrant des lieux, des salles, des bars, des restaurants — jusqu’à la fin de sa vie. Peu de succès pour cet album, ni pour les singles suivants, y compris ‘Marie en Provence’, dont les paroles choquent Marie (elle y passe pour la bonne poire de service) qui, du coup, fait ses valises. Pierre crée alors ‘Ne me laisse pas’ pour la face B et Marie revient. Pas de succès non plus pour le second album ‘Attends’, qui contient ‘En réponse à votre lettre du 2.11.72’ où il salue ses copains. Il perd la confiance de Barclay et n’a plus le droit d’enregistrer que des singles, en quête de hit. Parmi ceux-là, ‘Je suis un pingouin’ ou ‘Il était tard ce samedi soir’ et sa face B désormais mythique ‘En vadrouille à Montpellier’. Encore trois 45tours, et enfin, LE malentendu suprême: ‘Qui c’est celui-là’. Comme il le chante dans la chanson-autobio ‘Encore un jour qui passe’, «Ce disque, je l’avais fait surtout pour l’autre face.» C’est-à-dire ‘Film’, inquiétant boogie où Pierre narre en talk-over une visite au bois de Boulogne avec putes, travelos, flics, qui termine au petit jour sur l’apparition lumineuse de l’amour, rythmé par un mantra: «Je cherche encore une fille qui voudrait bien de moi ce soir un quart d’heure.» En complément de cette pépite, le groupe a l’idée d’adapter vite fait bien fait un morceau brésilien rapporté d’un voyage, les paroles sont torchées dans un coin, avec l’aide de Marie: «Il avait écrit au départ ‘Qui c’est cette fille-là’, c’est moi qui l’ai poussé vers ‘celui-là’, car ça ressemblait plus à la sonorité d’origine.» Barclay envoie le single aux radios. Surprise, deux grosses antennes répondent la même chose: la face B est parfaite, ils la prennent. À Barclay, on capte le message: ‘Qui c’est celui-là’ devient la face A et Pierre Vassiliu devient un rigolo. Il s’en vendra des millions, et le label improvise un album constitué des précédents 45tours.
S’ensuit une période sombre où il est déchiré entre l’ivresse et la vanité du succès, entre l’amour qu’on lui porte et les raisons qu’on lui donne, entre Paris et la Provence, entre sa femme et les autres. Marie, trop souvent abandonnée et saoulée par l’égocentrisme, s’en va pour de bon, lui s’enfuit en Inde, s’y perd, se réinvente et enchaîne trois albums dark et légers. Il y chante l’humanité en déliquescence, l’alcool destructeur, les banques toutes puissantes, les touristes qui piétinent la misère en Afrique, séparation, solitude, voyages et déménagements. Mais aussi ses enfants, un chien, un oiseau, un pharaon, les femmes. Ainsi sur son album de 1976, il chante un hommage à sa fille, ‘Sophie’, et une triste poésie sur la Terre, ‘Alentour de lune’. Un LP épatant, enregistré en duo chez Georges Rodi, grand sachem du synthétiseur, barricadés et sous coke. Ces trois disques sont des échecs qui concluent son passage chez Barclay. En privé, tout va bien, sa nouvelle femme lui donne un coup de jeune, bien qu’il ne s’éloigne pas de Marie: «Laura était déjà à la maison quand je suis partie pour de bon, il était enfin libre de vivre avec elle. Mais à chaque dispute, il revenait. Avec [son second mari] Eric, ils parlaient des heures… mais jamais des problèmes d’Eric.»
Cette période Laura est marquée par une baisse de créativité chez le chanteur, ainsi que par l’irruption de l’Afrique dans sa vie. Les labels se succèdent, mais le succès s’est fait la belle. Son fils Clovis décrit cette fin de carrière: «Il a tellement écrit qu’à la fin il tournait un peu en rond. Il gagnait surtout sa vie en faisant des concerts, comme un véritable artiste, pas en vendant des albums. Il n’a jamais trop vendu. J’ai un souvenir d’enfance de lui qui appelle son impresario au téléphone pour connaître les chiffres de vente de son dernier disque. Il raccroche, l’air triste. Mille cinq cent copies. Ce n’était rien. Après les années 80, il n’y avait plus rien. Et pourtant il faisait au minimum cent concerts par an. Un de ses agents, qu’il surnommait Madame Soleil, me disait: “Ton père, j’ai jamais vu un mec qui fait autant d’efforts pour saccager sa carrière.”» Sur son album de 81, on trouve ‘Est-ce qu’on peut voler’, basée sur un dialogue avec Clovis, enfant, qui pose sur la pochette. «Je me souviens de cette discussion, mais je n’ai découvert la chanson que sur l’album. De même, je me souviens quand on a pris la photo mais il ne m’a pas dit que ce serait pour la pochette. Peut-être était-ce sa façon de me faire un cadeau. En plus l’album s’appelle ‘Le cadeau’.»
Dans les années 90, sa musique prend une tournure sud-américaine. Il ne sort quasiment plus rien jusqu’à 2003. «Il voulait s’amuser. C’était même devenu plus important que la composition. J’ai de moins en moins de souvenirs de lui jouant de la musique. Sur la fin, il préférait faire le con et se bourrer la gueule. Pourtant il a fait ‘Pierre Précieuses’, qui n’a été tiré qu’à 5000 exemplaires, coproduit par des amateurs par le biais d’une assoc» détaille Clovis. C’est là que figure ‘Dis-lui’, que l’on fait découvrir à Marie, chez elle en 2016. Attentive de bout en bout, elle commente avec émotion: «Il semble à la rue complet, mais il joue bien sûr. Il se sert de tout, tout le temps, tout ce qui se passe, dans sa vie, dans la vie de ses copains, dans la vie de ses enfants, de sa femme, de ses femmes… Alors c’est génial, mais… Je ne m’attendais pas à ça. » Pierre Vassiliu meurt des suites de la maladie de Parkinson en 2015. Clovis: «En fait c’était un véritable artiste. Même si je n’ai jamais voulu l’admettre quand j’étais môme. Il y a quelque chose de noble. Ça, je l’ai découvert à l’âge de vingt ans, pas avant. Je ne voyais pas le côté créatif, le côté artiste, le côté profond quoi.» Un malentendu. Bien entendu.
Guido
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“Qui c’est celui-là?” Many French asked themselves this question (“Who’s that guy?”) when the song bearing this title began to smash the hit parade in 1975. Some others already had parts of the answer: it’s the guy who sang “Amour amitié”! The guy who sang “La femme du sergent”! The guy who sang “Armand” in “Le Petit Conservatoire de Mireille”! To all those French, Vassiliu had always been reduced. Few were the real fans, who had explored all angles and taken the measure of the man.
Vassiliu was – awful word – a poet. Even worse, he was an wandering entertainer. He wandered the world, bringing back words, sounds, instruments and feelings. Maybe his rhymes weren’t that rich, the instrumentation not too lush, the production quite laid-back and the timbre rather little demanding, but you could be sure the song would be pampered. Had anyone else taken care of it, it would have been worse. To make a good Vassiliu song, you had to be Vassiliu. The problem is, all this was nothing but a succession of misunderstandings. Because he continuously tried to remodel his career, from a chansonnier to a cunning singer, from tender to comical, to a beatnik poet, to an ethno-artist, to a venue manager, to a showman, to a barfly.
1961. Pierre Vassiliu, a horserider and a war photographer, embarks with his brother Michel (lyricist) in the music business. Their department: comedy. Puns, a funny voice, honk-honk and oompahs. Lucky break, it works. A first misunderstanding gets him labeled as an agitator: his song about the military is censored on the radio, and only played past midnight. That’s all it takes to create a buzz. Georges Brassens champions him and writes a few laudatory lines on his first 45 – Vassiliu is launched. But enough with the smutty rhymes designed to make lowbrows laugh. The sassy man sets to putting sweet songs on his singles, such as “Le Manège désenchanté” on the B-side to “Ivanohé” in 1965. He also participates in the French-Brazilian adventure of Les Masques, with an album that has become a cult item thirty years later. Eddie Barclay once addresses him: “Your thing is gentleness, not bawdy joking. Deal with me and you’ll be able to do whatever you want.”
Within a few weeks, it’s in the bag: three 45s are released by Barclay, along with a first LP, “Amour amitié”, on which he appears sensitive and very forthcoming with stories about himself. First-person lyrics have pride of place on most of the record. He fictionalizes his own life in “On imagine le soleil” with Catherine Philippe-Gérard in the singing role of his wife Marie, in which he weaves the thread of his couple’s memories, or in “Une fille et trois garçons”, a fantasy about a hippie threesome in their living room.
Marie Vassiliu recalls: “At the time we had found an old crumbling farm in Gouverne which required a lot of renovation work. He had more peace and quiet to write better things, poems. There he started partying – a lot – and he took care of the Bilboquet (a café-concert). After that we lost a friend who died in a plane crash. Rough times. We settled in Apt, in a house where we made a swimming pool, constantly full of people: Barclay, Folon, Maria Schneider and her girlfriend… One day, Boby Lapointe dropped by to say hi, we asked him ‘How are you?’, he answered ‘Well, you know, I have cancer, I’m gonna die.’”
Pierre befriends a band of musicians (Bloch-Lainé, Engel…), who are to appear on the records to come. He develops his taste for performing thanks to improvisation, and ends up on the other side, opening spots, venues, bars, restaurants – until the end of his life. This LP has little success, just like the following singles, including “Marie en Provence”; Marie, outraged by this one’s lyrics (in which she appears like a complete sucker), packs her bags. So Pierre creates “Ne me laisse pas” (Don’t leave me) for the flip-side, and Marie comes back. No success either for the second album “Attends”, which includes “En réponse à votre lettre du 2.11.72”, in which he salutes his buddies. He loses Barclay’s trust and now only has the right to record singles, on a quest for a hit. Among them, “Je suis un pingouin” or “Il était tard ce samedi soir” and its now-mythical B-side “En vadrouille à Montpellier”. Three more 45s and finally comes THE supreme misunderstanding: “Qui c’est celui-là”. As he sings it in his autobiographic song “Encore un jour qui passe”: “I made this record above all for its other side”. Namely “Film”, a disturbing boogie in which Pierre relates, in spoken words, a visit to the Bois de Boulogne with whores, trannies and cops, ending at daybreak with the radiant apparition of love, and cadenced by a mantra saying ”I’m still looking for a girl who would have me tonight for a quarter of an hour”. In addition to this gem, the band comes up with the idea of adapting, quick and dirty, a Brazilian song they brought back from a trip, with lyrics churned out somewhere with Marie’s help: “He initially wrote: ‘Who’s that girl’, and I prompted him towards ‘this guy’, which in French was closer to the original sonority.” Barclay sends the single to the radios. Surprise: two big radio stations give the same answer: the B-side is perfect, let’s go for it. Barclay gets the message: “Qui c’est celui-là” becomes the A-side, and Pierre Vassiliu, a funny guy. Millions will be sold, and the label improvises an album made up of the previous 45s.
A dark period follows, during which he finds himself torn between the euphoria of success and its vanity, between the love he gets and the reasons given, between Paris and Provence, between his wife and other women. Marie, too often abandoned and sick of egocentricity, leaves for good; he flees to India, gets lost, reinvents himself and releases a series of three dark, light albums, singing about the decay of humanity, the ravage of alcohol, all-mighty banks, tourists trampling on misery in Africa, breaking up, loneliness, travels and moving houses. But also about his children, a dog, a bird, a pharaoh, and women. Thus his 1976 album features a tribute to his daughter, “Sophie”, and a sad poem about the Earth called “Alentour de lune”. A cracking LP, recorded as a duo at Georges Rodi’s – the top dog of synthesizer – barricaded and high on coke. These three records are commercial failures and put an end to his time at Barclay. In private, everything’s fine, his new wife rejuvenates him, even though he doesn’t lose touch with Marie: “Laura was already in the house when I left for real, he was finally free to live with her. But after every argument he would come back. With Eric [her second husband], they would talk for hours… but never about Eric’s problems.”
This “Laura” period is marked by the singer’s decline of creativity, and by the irruption of Africa into his life. His son Clovis describes this end of a career: “He had written so much material that in the end he kinda went round and round in circles. He mostly earned his living through playing shows, like a real artist, not by selling records. He never sold that much. I have a childhood memory of him calling his impresario on the phone to get the sales figures of his latest record. He hung up looking sad. A thousand and five hundred copies. That was nothing. After the 1980s, that was it. And yet he played at least a hundred shows a year. One of his agents, whom he nicknamed “Miss Cleo”, told me: ‘Your father… I’ve never seen a guy try so hard to ruin his career.’” His 1981 album features “Est-ce qu’on peut voler”, based on a dialogue with then-child Clovis, who poses on the sleeve. “I can remember this conversation but I didn’t discover the song until listening to the album. Likewise, I remember when we took the photo, but he did not tell me this would be for the sleeve. Maybe it was his way of making me a gift. Plus the album’s title is ‘Le cadeau’ (The gift).’”
During the 1990s, his music takes a South-American direction. He hardly releases anything until 2003. “He wanted to have fun. It had even become more important than songwriting. I have fewer and fewer memories of him playing music. Toward the end, he would rather screw around and get wasted. Yet he did ‘Pierres Précieuses’, with a run of only 5,000 copies, co-produced by fans through an association,” Clovis details. This is where “Dis-lui” appears, which we introduced to Marie, at her place in 2016. Paying close attention from start to finish, she commented emotionally: “He sounds all at sea, but of course he’s faking it. He uses anything, anytime, all that happens in his life, in his friends’ life, his children’s life, his wife’s, his women’s…. So it’s great, but… I didn’t expect that.” Pierre Vassiliu dies from Parkinson’s disease in 2015. Clovis: “He actually was a real artist. Even if I never wanted to admit it as a child. There’s something noble. This I didn’t discover before the age of 20. I didn’t see the creative side, the ‘artist’ side, well, the deep side.” A misunderstanding. Bien entendu.