A FRENCH PSYCHE POP ODYSSEY SELECTED BY DIRTY SOUND SYSTEM
L’aube est là et le musicien s’endort, seul dans son studio, une cigarette au bout des doigts. Il ne se réveillera pas. Des images se forment à travers les volutes de fumée qui se dissipent au-dessus des consoles : le visage démesuré d’une héroïne de série B, l’affiche lacérée d’un film d’épouvante découvrant le sourire carnassier d’un futur président, la main d’un peintre tirant au revolver sur ses propres toiles, l’impact des balles sur le corps d’une idole.
Le jour se lève. Les guitares électriques ont fondu à la lueur des bougies. L’odeur de l’opium se mêle à celle du napalm et de la chair brûlée, le souvenir lointain du passage d’un jet meurt dans une dernière bouffée. Dans la chambre d’écho, les slogans vengeurs d’une révolte joyeuse se mêlent aux murmures persistants d’une guerre toujours plus proche. Des cendres surgit une nouvelle apocalypse.
Nous sommes nés au crépuscule. Pour tout héritage, nous avons reçu quelques vinyles. 33 révolutions par minute : il n’en fallait pas plus pour bercer nos vies, rêver un monde qui a peut être existé, chercher quelques indices sur des pochettes de disque. Le tatouage, quasi invisible (bleu sur noir. Une tête de mort ? Une dague ? Une ancre ? Allez savoir), en front cover de White Light / White Heat sera notre sésame vers l’inconnu. Cet avertissement « Warning : This record must be played as loud as possible, must be heard as stoned as impossible and thank you everybody » en back cover d’Obsolete, nous le comprendrons une fois qu’il sera trop tard : espèce en voie de disparition, le rock’n roll avançait déjà à reculons en dévorant ses portées. Les grands tubes de notre petite enfance (Nino Ferrer – Le Sud, Jeanette – Porque Te Vas) ne parlaient déjà que de ça : des paradis perdus. La France des années 70 sait que l’histoire est derrière elle («On n’a pas de pétrole, mais on a des idées»). Les utopies (sexuelles, communautaires, écologiques, politiques, musicales…) qu’elle invente alors tentent de prolonger le rêve mais annoncent en fait la dépression des années de plomb qui culminera par deux gestes majeurs : le punk et le disco. Frères ennemis, dos-à-dos, mais secrètement unis par un pacte où les paillettes se mêlent aux crachats. Il y aura un troisième acte, quelques rappels puis on baissera définitivement le rideau.
Mais n’anticipons pas une mort devenue figure de style à force d’avoir été répétée si souvent devant la glace. Que se passe-t-il en France au début des années 70 ? L’aventure hippie s’est achevée dans un bain de sang en 69 (année horrifique : Altamont et le meurtre de Sharon Tate), l’héroïne vient de remplacer le LSD et les survivants n’en ont plus pour longtemps. 146 jeunes périssent dans l’incendie d’une boîte de nuit à Saint-Laurent-du-Pont, De Gaulle dans son lit : « Bal tragique à Colombey : 1 mort ». Pompidou fume des clopes. Dans un noir et blanc primitif, La maman et la putain de Jean Eustache enterre une génération qui perd tous ses repères (une définition possible du psychédélisme). La même année c’est le choc pétrolier. La plus longue éclipse solaire du siècle (6 min 20 s) annonce de futures marées noires. Jean Yanne vulgarise La société du spectacle et Johnny joue au hippie (avant Hamlet et l’ange aux yeux de lasers). Robert Malaval projette des Poussières d’étoiles. Nous lisons Pif Gadget, et bientôt Metal Hurlant. Un homme qui dort attendra. Dieu est mort, Marx agonise, un commando maoïste attaque une épicerie Fauchon. Giscard à la barre. Le Larzac mobilise et Mesrine cavale. Nos mères peuvent enfin avorter en paix tandis que Mike Brant, notre Icare israélien, s’envole une dernière fois. Yves Mourousi présente le journal de 13h depuis un hôpital: les téléspectateurs assistent en direct à l’opération d’un malade à cœur ouvert. Claude Sautet tourne Mado et l’été 76 sera très très chaud. 1978, Claude François, 39 ans, s’électrocute dans sa salle de bain et Robert Bresson, 77 ans, clôt « la parenthèse enchantée » de Françoise Giroud par une œuvre au noir sur les enfants de la révolution, Le diable probablement. Qui d’autre ?
Dirty French Psychelelics est une vision subjective de cette époque déboussolée. À la France des expériences (Gong, Alpes, Magma etc…) nous avons préféré celle des francs-tireurs (Dashiell Hedayat, Alain Kan), des maîtres chanteurs (Christophe, Nino Ferrer, Brigitte Fontaine), des compositeurs (Karl-Heinz Schäfer, François de Roubaix, Jean-Claude Vannier), l’anomalie dans « la variété » plutôt que la norme dans « la marge ». Il y a des absents (Michel Polnareff, William Sheller, Gérard Manset, Serge Gainsbourg…), et des anachronismes: ils composent tous une partie du tableau.
« La séance est finie, le dernier musicien est parti. Au milieu d’un studio endormi, je regrette ces lointains paradis… »; une manière comme une autre de se dire que l’on peut toujours commencer par la fin.